Le nom de Fritz Kolbe (1900 - 1971) est à peu près inconnu du grand public, et pourtant cet Allemand a joué un rôle capital pendant la Seconde Guerre Mondiale, en tant qu’une des principales sources de renseignements américains, depuis le cœur du Ministère des Affaires Étrangères nazi.

Son rôle a longtemps été masqué, et ce n’est qu’assez récemment que son identité et son histoire sont largement connues - notamment grâce à ce livre. L’auteur a réussi à rassembler de nombreux documents, par exemple auprès du fils de Fritz, et a reconstitué l’aventure souterraine de ce traître par patriotisme, bien mal récompensé après guerre.

Le livre

Ce n’est pas de la grande littérature, mais les presque quatre cents pages se lisent bien, et reconstituent avec succès l’ambiance délétère de l’administration du IIIè Reich conquérant, puis vacillant, enfin agonisant, ainsi que les contraintes et dangers de cette époque et le cheminement mental de Fritz. Bien rendues également sont les contraintes techniques et matérielles de l’espionnage de l’époque - on est très loin de James Bond.

Il a été traduit notamment en anglais et en allemand. Sur la forme, je regrette que les notes (très nombreuses) soient rassemblées en fin de livre, ce qui oblige à un incessant va-et-vient entre la page en cours et une autre en fin de volume. Leur contenu est souvent très intéressant, et aurait mérité d’être intégré directement au corps du texte.

Opposant

Fritz Kolbe Fonctionnaire travailleur ayant déjà beaucoup voyagé, Fritz est un anti-nazi et un anti-communiste convaincu. Après 1933 et l’avènement d’Hitler, il résiste aux pressions pour entrer au Parti, ce qui donnerait pourtant un coup de pouce à sa carrière ; mais il apprend à taire sa haine des nazis. Jouer au benêt inoffensif devient sa principale tactique. Protégé par des personnes influentes qui apprécient ce travailleur infatigable, il devient malgré tout un rouage de l’Auswärtiges Amt, le centre de la diplomatie nazie, à Berlin. Il va même plusieurs fois au cœur du quartier général hitlérien.

Plus la guerre s’avance, plus il découvre les aspects les plus barbares du Troisième Reich : mépris des lois de la guerre, élimination physique des opposants, déportations... Comme tout Berlinois, il souffre des bombardements de plus en plus fréquents et violents. Même au poste subalterne qui est le sien, il est aux premières loges pour s’apercevoir que, dès 1942, le vent commence à tourner[1].

Trahison

Le simple rédacteur de tracts défaitistes, qu’il est alors, prend alors la décision de contacter les Alliés pour trahir son pays : pour lui, une défaite rapide face aux Anglo-saxons vaut mieux qu’une victoire nazie, une longue guerre, la conquête de l’Allemagne par Staline ou une insurrection communiste.

Son moyen favori est le courrier diplomatique avec Berne. La Suisse est alors neutre, encerclée par l’Axe, obsédée par la crainte d’une invasion allemande, et une plaque tournante de l’espionnage. Le courrier entre Berlin et la légation allemande de Berne ne peut être confié à n’importe qui, et Fritz Kolbe sera souvent ce messager. On est en 1943, et la Wehrmacht perd alors progressivement pied en Russie.

En face, dans l’ambassade américaine en Suisse, se trouve Allen Dulles de l’OSS, futur directeur de la CIA. Très vite, il sait flairer le potentiel énorme de ce petit fonctionnaire exalté qui lui amène spontanément, par centaines, des copies de télégrammes diplomatiques allemands, et des indications sur des sites industriels stratégiques, et ce qui a été plus ou moins mal bombardé. Fritz refuse de travailler pour l’argent, c’est un idéaliste œuvrant pour l’après-guerre.

La résistance allemande anti-nazie

Capitales également se révèlent les indications de Fritz sur le moral vacillant des Allemands dans la capitale, sous les bombardements. Il parle également aux Américains de ce qu’il sait des mouvements de résistance internes (par exemple au sein de la Wehrmacht, notamment l’équipe qui tentera un coup d’État le 20 juillet 1944). Fritz n’est pas directement impliqué dans ces groupes, mais les connait. Il profite également de la complicité plus ou moins consciente de plusieurs personnes pour ses transmissions de copies de documents. L’espion amateur prend parfois des risques insensés.

Fritz voudrait passer à une action concrète, par exemple en fournissant une équipe de guides à un parachutage américain sur la ville. Les Américains découragent systématiquement toute action de sa part : « George Wood » ne doit pas risquer sa vie, il est leur meilleur - et seul - contact à Berlin.

Une autre raison du refus des Américains de l’encourager à agir physiquement provient de leur détermination à obtenir une reddition sans condition de l’Allemagne auprès de l’ensemble des forces alliées, de l’est et de l’ouest (sans doute pour éviter une nouvelle légende du « coup de poignard dans le dos » comme après 1918). Des putschistes, même prêts à un armistice pour « sauver les meubles » ne pourraient accepter cela. (Cette tactique est fortement critiquée par Allen Dulles, entre autres, qui considèrent que cela peut prolonger la guerre).

Exploitation

Il est frustrant que les informations de Kolbe soient longtemps sous-exploitées par les Alliés.
D’une part, les communications entre Kolbe et Dulles, puis entre une ambassade américaine isolée au sein de la mer brune et l’extérieur sont forcément difficiles, surtout à l’époque de la cryptographie balbutiante. Les « tuyaux » de Fritz sont donc souvent périmés.
D’autre part, les Alliés se méfient comme de la peste d’un piège possible, d’informations destinées à les allécher pour les intoxiquer plus tard[2]. Méfiance entre services et querelles de plate-bandes font le reste.
Ce n’est donc qu’assez tard que les informations de Kolbe remontent au plus haut niveau, même si elles servent très vite à recouper d’autres informations.

Kolbe fournit des informations sur de nombreux autres sujets, par exemple sur la cryptographie allemande, sur ce que savent les Allemands sur celle des Alliés, sur ce que pensent les nazis de l’emplacement supposé du futur Débarquement, sur les livraisons espagnoles clandestines de tungstène, sur les espions allemands dans les pays neutres (Irlande, Suède…) dans les ambassades alliées (source Cicéron à Ankara notamment), voire à Londres. Il révèle nombre de choses sur les relations entre l’Axe et les pays neutres courtisés par les deux camps (Suisse, Turquie…), ou sur ce qui se passe dans les pays satellites ou occupés.

Une des leçons principales de ces lectures est que, petit à petit, les régimes amis se détachent de l’Allemagne. Certains, comme la France vichyste, la Hongrie ou l’Italie, doivent être repris en main et occupés par les Allemands ; d’autres comme la Bulgarie finissent par tourner casaque ; les dictateurs au Portugal ou en Espagne se posent des questions sur leur avenir après la victoire alliée.

Washington et Dulles lui demandent par la suite de se concentrer en priorité sur ce qu’il peut savoir de l’Extrême-Orient, fournissant une aide précieuse aux généraux américains dans la Guerre du Pacifique, sur les plans militaire comme diplomatique - là aussi l’Axe se délite.

Difficile après-guerre

En 1945, Fritz parvient à se réfugier à Berne sous la protection d’Allen Dulles. Après la capitulation du Reich il continue à travailler pour les Américains comme « source de référence » et comme informateur au début de la dénazification.

L’après-guerre est une période moins dangereuse, mais pas très heureuse pour Fritz. Une tentative d’émigration aux États-Unis échoue, l’Allemand n’apprécie pas la vie américaine. La reconnaissance des Alliés est assez réduite : la politique est explicitement de ne pas récompenser les Allemands ayant coopéré avec l’Ouest ou l’Est, car trop d’entre eux l’ont fait sur le tard et par intérêt. Le nombre de « résistants » est effectivement monstrueux.

D’autre part sa réinsertion dans les rangs de la diplomatie allemande de la République fédérale fondée en 1949 est un échec, malgré de nombreux soutiens : trop de ses anciens collègues, même anti-nazis, lui reprochent sa trahison, qui a coûté leur vie à nombre d’Allemands. La dénazification marque aussi le pas avec la mise en place de la Guerre Froide, et les Affaires Étrangères de l’Allemagne de l’Ouest se repeuplent avec les anciens de la période hitlérienne.

Après un passage comme collaborateur du magazine Deutsche Rundschau, qui lui procure un grand soutien moral en justifiant son action de résistant a posteriori, Fritz termine sa carrière comme représentant européen d’un fabricant américain de tronçonneuses, et vit quelques temps en Suisse. Les articles sur son aventure commencent à paraître, mais il ne cherche évidemment pas à leur donner quelque publicité. L’Allemagne de l’Ouest préfère longtemps honorer ses résistants anti-hitlériens morts en héros comme les putschistes du 20 juillet.

Références et Bibliographie :

Notes

[1] Rappelons qu’en décembre 1941, avec l’échec devant Moscou et l’entrée en guerre des États-Unis, la situation du Reich devient plus précaire ; il faudra attendre la fin 1942 avec les batailles d’El Alamein puis Stalingrad pour que les Allemands commencent à reculer sur le terrain.

[2] Les Alliés sont eux-même passés maîtres dans l’intoxication des Allemands, notamment lors du débarquement de Sicile ou plus tard en Normandie.