Ce spectacle défie pourtant les lois de la probabilité : le diamètre apparent de la Lune est exactement celui du soleil. Or, la Lune est à environ 384 000 km, le Soleil à 149,6 millions, et ce rapport de distances d’environ 400 est à peu près celui de leur taille (3 474 contre 1,39 millions de km). L’angle des plans des orbites de la Terre et de la Lune marquant 5°, et les distances évoluant puisque les orbites sont des ellipses, la Lune apparaît parfois plus petite et donne lieu à une moins spectaculaire éclipse annulaire. Il n’empêche.

La probabilité est-elle si étonnante que cela ? Est-ce un véritable miracle ou un simple coup de bol ?

Durée du spectacle

Une question préalable : la distance Terre-Lune évolue, quelle est la fourchette de temps pendant laquelle le spectacle peut être admiré ? Sommes-nous pile poil au moment où le spectacle est visible, ce qui rendrait la coïncidence encore plus dingue ?

Selon un calcul théorique de Christian Buty [1], la Lune s’éloigne en gros de 3 cm par an, soit une évolution de la distance de 10% en un milliard d’années : on peut donc supposer que toutes les espèces vivantes depuis la sortie de l’océan ont eu le plaisir d’admirer des éclipses totales. Nous ne sommes pas à un moment particulièrement privilégié de l’histoire du vivant.

Les calculs plus précis sur le site de l’Observatoire de Lyon (ici ou ) confirment : même les éclipses totales (non annulaires) sont un épisode d’une durée de 1 à 1,5 milliard d’années. Ce n’est qu’une partie de l’histoire de la Terre, mais dans celle du vivant terrestre c’est énorme : nous aurions pu apparaître 100 millions d’années plus tôt ou plus tard, nous aurions quand même profité du grandiose spectacle.

Le diamètre apparent de la Lune varie (entre 29’32 et 33’29), ce qui donne une variabilité du même ordre que celle liée à l’évolution de l’orbite (même si les conditions pour qu’il y ait éclipse, nouvelle Lune notamment, restreignent peut-être la fourchette).

Une Lune improbable

L’éclipse de 1999 - Photo de Luc Viatrou, via Wikimédia Commons

Le plus drôle est que la Lune est elle-même un astre improbable. Un satellite aussi gros et proche pour une planète aussi petite que la nôtre est un record dans le système solaire[2]. Selon le scénario de création actuellement privilégié, la Lune est l’enfant des amours fusionnelles et très tumultueuses de l’embryon de la Terre et de Théia.

L’avocat du diable peut faire remarquer que la formation d’une Théia sur le point de Lagrange (et donc le choc qui s’ensuit fatalement) pourrait être une constante, de même qu’une planète géante comme Jupiter comme bouclier anti-comète n’est pas forcément rare. Hélas, les détections de systèmes solaires de plus en plus nombreux indiqueraient qu’un beau système bien ordonné comme le nôtre serait plutôt une rareté ; une Terre grossie par Théia et stabilisée par la Lune devient encore plus improbable (hypothèse de la Terre rare) ; alors que dire de la coïncidence donnant lieu aux éclipses solaires ?

Principe anthropique

Le principe anthropique permet de justifier que nous nous trouvions sur une planète pile poil dans les zones d’habitabilité de la Galaxie et du système solaire, avec de la tectonique des plaques pour renouveler l’atmosphère, un champ magnétique protecteur, un gros satellite stabilisateur du climat (peut-être des caractères tous conséquence de l’impact avec Théia qui a donné une Terre plus grosse), sinon, tout simplement, nous ne serions pas là pour en parler.

Par contre il est difficile de justifier une Lune avec exactement le bon diamètre pour une éclipse avec ce principe.

Peut-être en fait est-ce lié : le rôle de stabilisateur d’une Lune proche et massive est peut-être encore plus capital pour l’apparition de la vie évoluée que nous ne l’imaginons ; l’évolution animale a déjà été assez chaotique pour ne pas en rajouter avec un axe de rotation terrestre évoluant aléatoirement.

Le raisonnement s’inverse alors : nous sommes là, donc nous avons une grosse Lune proche capable de masquer le Soleil, et vu le temps nécessaire à l’apparition de la vie intelligente, celle-ci a pu s’éloigner quelque peu ; l’éclipse solaire exacte ou légèrement annulaire est alors peut-être un simple coup de chance pas si improbable une fois donné le paramètre « il existe une vie assez intelligente pour admirer le spectacle. »

Mouais. J’aimerais une explication moins anthropocentrique. On verra si les premières formes de vie complexes que nous rencontrerons auront une grosse Lune aussi, et les éclipses de soleil corollaires.

Œuf de Pâques

Reste une hypothèse que j’aime bien, celle de l’Œuf de Pâques, expression directement issue de l’informatique. Un créateur a tendance à laisser une trace de son passage dans son œuvre, que ce soit un architecte (une stèle, une marque...) ou un informaticien (il y a de très nombreux écrans ou animations cachées dans beaucoup de logiciels même si la tradition semble un peu se perdre). Le concept est repris par exemple dans Strate-à-gemmes (Strata) de Terry Pratchett, où des artisans concepteurs de planètes se font enguirlander quand ils laissent une impossibilité géologique dans leurs créations : tout doit sembler naturel et ancien. L’apparition d’une planète plate totalement farfelue, autour de laquelle tourne un petit soleil, cernée d’une cascade géante où se déversent les océans, leur montre que leur univers lui-même est une vaste blague.

Notre Lune trop parfaite est-elle un tel œuf de Pâques ? Inutile d’aller chercher l’hypothèse d’un Dieu omnipotent omniscient infiniment bon ; un simple jardinier besogneux (format Atlas) ou un ingénieur un peu joueur (tendance God games) suffit pourvu que le contrôle de la conception de planètes lui soit possible. Les jolies éclipses de Soleil pourraient n’être qu’un cadeau ou une touche finale pour ses créatures. Quoique dans ce cas le travail est bâclé, un alignement parfait des plans des orbites de la Lune et du Soleil aurait pu nous faire profiter d’une éclipse solaire par mois.

Notes

[1] Grosso modo confirmé par les chiffres mesurés que j’ai trouvé sur des pages absolument pas certifiées du web, mais je ne connais pas de théorie du complot qui cherche à truquer ces chiffres.

[2] Quoique Pluton et Charon font pire, mais on ne parle plus de planète.