Les bases

Le concept de base provient de notre incapacité à compter instinctivement au-delà de trois ou quatre. Par exemple, dans le décompte par bâtons, le cinq (IIII) marque un niveau de regroupement, tout comme les dix doigts en marque un autre.

Les peuples « civilisés » ont vite appris à compter au-delà de quatre, en donnant des noms aux différentes quantités. Comme on ne pouvait créer indéfiniment des noms, on a utilisé les regroupements comme base, qu’on décompte elles-mêmes, et auxquelles on ajoute les unités (« trois mille (et) sept cent deux »). Chaque niveau acquière un nom différent (dix, cent, mille, myriade, million...). Les variations selon les langues sont infinies...

Malgré la diversité de l’humanité apparaissent des constantes plus ou moins universelles dans le choix de la base : cinq est bien sûr lié aux doigts de la main et à la difficulté de compter inconsciemment au-delà de quatre ; dix provient évidemment du nombre de nos doigts ; mais douze ou vingt se rencontraient également.

Fondamentalement, nous comptons en base dix car nous avons dix doigts et que la plupart des peuples ont trouvé cette base plus intuitive, mais les bases huit ou douze auraient sans problème aussi fait l’affaire.

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Si les Indo-européens, les Sémites, les Égyptiens, les Assyriens, les Indiens, les Incas, les Chinois... ont toujours été adeptes de la base dix, elle n’offre, par rapport à d’autres, que l’énorme avantage d’un bon compromis entre le nombre de chiffres à retenir et la « compacité » des nombres (par rapport notamment à la base cinq, ou « 100 » ne correspond qu’à vingt-cinq). Les tables d’addition sont relativement courtes à mémoriser.

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La base douze facilite grandement les divisions par deux, trois, quatre, six (bien plus courantes que par cinq). On la retrouve en Occident dans pas mal de subdivisions d’unités de mesure (pied de douze pouces), de compte (douzaine d’œufs, grosse d’huîtres) ou de monnaie (sols à douze deniers, as romain de douze onces).

Il serait rationnel d’abandonner la base dix et d’opter pour la douze, si le travail n’était pas titanesque et les habitudes si ancrées. (Mais on pourrait aussi ergoter sur l’intérêt d’une base sept ou onze avec ses fractions irréductibles). Le décompte sur les doigts en base douze est en fait facile, en comptant avec le pouce le nombre de phalanges de la même main.

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La base vingt a eu des adeptes (manifestement aux pieds nus...) sur plusieurs continents, notamment les Mayas. Elle est plus « compacte » que la base dix, et les Mayas sont allés très loin dans le développement des mathématiques, indépendamment des autres civilisations. Nous reparlerons d’eux.

Au passage, on peut se demander d’où viennent les restes de base vingt en français (« quatre-vingt » et dérivés) ou en anglais (« Four score and seven years ago... »[1]), ou dans bien d’autres langues.

Même si la base vingt était nettement plus utilisée au Moyen-Âge, tous les peuples indo-européens ont pourtant toujours organisé leurs nombres sur une base dix depuis les origines (leurs noms sont étonnament proches). Georges Ifrah suppose que ces traces de base vingt sont un héritage des peuplades présentes en Europe avant les Indo-européens, qui se sont mêlés à eux. Son hypothèse est confortée par le fait que les Basques (non indo-européens) utilisent un système très proche de la base vingt en-dessous de cent.[2]

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La base soixante, adoptée apparemment par les seuls Sumériens, nous sert encore dans les calculs d’angle : ce système convenait bien aux fractions grâce aux divisions faciles et fut récupéré par les Grecs qui nous l’ont transmis.

Les inconvénients du système (nombreux noms de nombres et tables d’opération géantes) étaient mitigées par une base dix auxiliaire . Les « paliers » étaient donc 10, 60, 600, 3 600, 36 000, etc., chacun avec son symbole en écriture cunéiforme.

De nombreuses hypothèses existent sur l’origine de cette base énorme. Georges Ifrah pose que les raisons de l’établissement d’un système de calcul sont toujours terre-à-terre, jamais élaborées (comme un hypothétique et délibéré PPCM des bases 10 et 12 utilisées simultanément par les ancêtres des Sumériens) ni trop ésotériques (numérologie et attribution de numéros aux dieux ; cela s’est plutôt passé dans l’autre sens).

Les Sumériens pourraient donc simplement être les héritiers de deux peuples utilisant deux systèmes différents. La base six n’ayant jamais été rencontrée, Ifrah penche pour le mélange d’un peuple utilisant la base douze avec un autre maniant la base cinq. Si une main marque les unités (douze phalanges plus le pouce compteur), l’autre peut compter les douzaines (doigts levés), et on arrive sans peine à soixante.

Octal et hexadécimal

J’ajouterai qu’existent deux bases, l’octal et l’hexadécimal, utilisées uniquement en informatique au cœur des systèmes, dans des endroits que l’utilisateur moyen actuel ne verra jamais : un ensemble de trois (respectivement quatre) bits (0 ou 1) permet de compter jusque 8 (respectivement 16). L’octal utilise les chiffres communs (1 à 8), l’hexadécimal ajoute cinq lettres (A = dix, 1A = vingt-six, FF = deux cent cinquante-cinq).

Plan :
Partie 1 : Super-résumé
Partie 2 : Les premiers décomptes
Partie 3 : Les bases
Partie 4 : Le système sumérien
Partie 5 : Les systèmes égyptiens, chinois, alphabétiques
Partie 6 : Le système maya
Partie 7 : Le système indien
Partie 8 : Les chiffres indiens en terre d’Islam
Partie 9 : La difficile transmission à l’Occident chrétien
Partie 10 : L’impact des chiffres sur le développement mathématique
Partie 11 : La mécanisation
Partie 12 : Les calculateurs électriques et électroniques

Notes

[1] Célèbre discours de Lincoln à Gettysburg.

[2] Cela me rappelle un article lu je ne sais plus où (Pour la Science ?) qui remarquait que des noms de lieux de toute l’Europe, jusqu’aux pays baltes, présentaient des liens troublants avec la langue basque. De là à penser que « quatre-vingt » est le dernier héritage de ceux qui ont repeuplé l’Europe après la dernière glaciation il y a 10 000 ans... Vertigineux.