Tintin et les bruits de bottes

  • Les Cigares du Pharaon, en 1934, contient enfin une intrigue digne de ce nom, même si l’histoire est bourrée d’invraisemblances et de coïncidences abracadabrantesques. Déjà, gamin, j’avais été choqué par le cheick qui déclare à Tintin qu’il est un de ses admirateurs, et lui montre Objectif Lune, une histoire pourtant dans le futur de Tintin !... mais publié avant la dernière réédition des Cigares.
    L’ambiance rappelle furieusement les années 30, fatalement. L’histoire de malédiction du pharaon Ki-Oskh est pour nous un cliché, mais Hergé ne fait qu’évoquer ce qui est dans l’air de son temps, une douzaine d’années seulement après la découverte du tombeau de Toutankhamon.
    Hergé commence à étoffer son univers et apparaissent les premiers personnages récurrents : les Dupont et Dupond (archétypes des imbéciles qui suivent un ordre jusqu’à l’absurde), le marchand Oliveira da Figueira, et le « grand méchant » perpétuel, Rastapopoulos (inspiré d’Onassis ?).
  • Le Lotus bleu, vague suite du précédent, s’inspire complètement des événements de l’époque : Tintin parcoure la Chine de 1936, abrutie par l’opium imposé par les Occidentaux, lesquels font ce qu’ils veulent dans leurs concessions. Le pays se fait progressivement envahir par le Japon. Hergé prend enfin Tintin au sérieux, et cette fois il s’est soigneusement renseigné. Il a longuement rencontré un étudiant en art chinois de passage à Bruxelles, qui inspire directement le personnage de Tchang. Pour la petite histoire, cet étudiant fera par la suite une belle carrière artistique dans son pays.
    C’est le premier album à peu près réaliste, bien construit, bien documenté, et où les préjugés du milieu bourgeois/catholique d’Hergé ne ressortent pas. L’ambiance anti-coloniale est aux antipodes de Tintin au Congo. C’est aussi pour cette raison que c’est aussi le premier qu’Hergé ne redessinera pas après la guerre (à part les toutes premières pages).
  • L’Oreille cassée envoie Tintin en Amérique du Sud. Entre mille péripéties, on distingue un événement majeur des années 30, la sanglante Guerre du Chaco entre Paraguay et Bolivie, à peine transposée, et dont j’avais brièvement parlé ici. Les deux belligérants sont soutenus chacun par une compagnie pétrolière différente et s’approvisionnent auprès du même marchand d’armes. Dans la veine du Lotus bleu, la critique devient de plus en plus grinçante.
  • L’Île noire, pour le lecteur de la fin du XXè siècle ou du XXIè, semble marquer un saut temporel pour Tintin : l’environnement passe directement des années 30 aux années 60 ! En fait, la version actuellement publiée a été redessinée très tard (1969), sur demande de l’éditeur anglais, alors que les deux albums précédents et les deux suivants n’ont pas été significativement retouchés. Le phénomène est frappant par exemple lors de l’intervention des pompiers anglais : la voiture à bras de 1938 est remplacée par un camion dernier cri de l’époque.
    Cet album mélange donc des éléments d’intrigue de 1938 (le Dr Müller, c’est l’Allemagne nazie...) et des décors de 1969. Le docteur Müller perd du coup sa dimension originale de méchant nazi venu saboter les démocraties occidentales. Par contre, le gorille rappelle toujours celui de King Kong (sorti en 1933).
  • Retour aux années 30 avec le Sceptre d’Ottokar, publié juste avant la Seconde Guerre Mondiale. Les clés principales de l’album sont simples, encore faut-il les connaître :
    La Syldavie est la Roumanie (TranSYLvanie et MolDAVIE). Son ennemie la Bordurie est un mélange de Bulgarie (ennemie récurrente de la Roumanie) et de Bessarabie (aujourd’hui Moldavie). La conspiration pour détrôner le roi Ottokar est en réalité celle de la Garde de Fer, organisation fasciste roumaine qui tentait d’accéder au pouvoir en Roumanie à cette époque. Les références aux interférences allemandes (nazies) en Roumanie pullulent. C’est en fait l’histoire d’un « Anschluß raté » — alors celui de l’Autriche par l’Allemagne avait réussi l’année précédente. Mais le parallèle existe aussi avec la Belgique d’Hergé, autre petit pays à l’indépendance toujours remise en question.
    La Castafiore apparaît dans cet album pour la première fois.
  • La première version de Tintin au Pays de l’Or noir s’insère ici. Cependant, la publication est interrompue par la Seconde Guerre Mondiale, bien qu’Hergé, mobilisé, ait continué de fournir ses planches. Le Petit Vingtième disparaît de la Belgique occupée.

À suivre...